Du 14 au 19 novembre 2022,
je passai cinq jours dans le village de Sidi Rbat dans le sud marocain, non loin de l’embouchure de l’Oued Massa. J’y ai réalisé, avec les habitants du village, une fresque murale au sein de l’école.


Massa Stories est une résidence organisée une fois par an qui propose à des artistes de collaborer avec les habitants du village autour de peintures murales et dans les grottes des pêcheurs.
De cette résidence sont nés aujourd’hui trois projets en cours: une série de pièces réalisées au retour du voyage, un texte toujours en construction mais dont une partie est dévoilée ici, et une série à venir de pièces qui seront réalisées avec les femmes de SidiRbat : des œuvres collaboratives qui mêleront mon travail en peinture et l’artisanat Amazigh autour de la broderie.
Ce projet évoluera avec le temps, il voyage déjà depuis les murs de l’école jusqu’à mon atelier, et entre les doigts des brodeuses. Merci à elles et à Margaux Derhy pour tout ce que nous avons et allons encore créer ensemble !

PHOTO : La fresque réalisée avec les habitants du douar, pendant 4 jours. Une vingtaine de mètres réalisés en hommage aux richesses de la réserve naturelle.
Merci à Yassine, Kawtar, Khadija, Brahim, Hassan, Zacharia, Hamza, Dounia, Fatima, Ismael, Nourdin, Fatma, Zahra, Hanan, Haicha, Rachida, Estelle et Madi, Abdellatif, et tous les autres magiciens de ce lieu mystique. Merci à Ali pour la remise de diplôme qui m’a fait fondre en larmes, à Mohamed Huilat, directeur des écoles, ainsi qu’à Abdellatif Abodrar, qui m’a ouvert la petite porte métallique de l’école chaque matin. Et surtout, merci à tous ceux qui ont participé au projet et aux enfants qui ont montré autant d’énergie à le porter afin, je l’espère, qu’il devienne le leur !
Thanks to Caroline Derveaux et Margaux Derhy qui m’ont invitée à les rejoindre.

voir le site de Massa Stories et la page dédiée à la fresque

ⵜⴰⵎⴰⵣⵉⵖⵜ


SIDI RBAT,
Se faire bronzer la tête au soleil
et autres nouvelles

(titre provisoire)

A Margaux, Monsieur Max, Brahim, Yassine, Khadija, Kawtar et toutes les âmes de Sidi Rbat. Aux enfants de l’école et à ceux du village.

Cinq jours qui m’ont semblé être cent.

 Prologue

Au bout de l’avenue Hassan II, on rejoint la nationale 1 qui quitte Agadir vers le sud. Au km 33 de la route qui débute à Agadir et longe l’océan vers le sud jusqu’à Tiznit, se situe Massa, petite bourgade côtière du sud marocain (Souss-Massa, Anti Atlas). Elle s’appuie sur la rive est de l’oued -rivière- Massa. A l’embouchure, plus au nord-ouest, tout au bout de la piste aujourd’hui goudronnée en partie, le douar -village- de Sidi Rbat.
Outre le minaret qui pointe son nez tel un phare, c’est le long mur de l’école de Sidi Rbat qui, juste avant le dernier virage de la route, annonce au visiteur l’arrivée dans ce monde magique peuplé d’anges et de sorciers, de femmes, d’enfants, d’oiseaux et de pêcheurs rebelles.


La cour de l’école, façade sud. MD.

Sidi Rbat est un monde composé de quatre territoires.
D’abord, l’école.
Le carré tordu de son enceinte qui encadre et délimite sa grande cour de sable, posé là sur la petite butte juste avant le creux du dernier virage, semble étirer sa pointe nord-ouest comme pour indiquer l’entrée du douar.

Le second monde est celui du village.
Sa mosquée et son association Chabab Sidi Rbat -association pour la jeunesse de Sidi Rbat- dont la façade recouverte d’un bleu de Prusse lessivé s’orne de trente-six étoiles blanches comme des cardinales mouchetées.
J’y vois la clarté des nuits à Sidi Rbat, quand les étoiles et Mars rougeoyante éclairent les chemins caillouteux.

En contrebas, là où le sable devient dune, puis rocaille, s’étend le troisième territoire, ultime frontière avant l’océan : le monde des pêcheurs tourné vers les lourds rouleaux incessants de l’Atlantique. Enfin, pour celui qui s’avancera plus au sud vers le Marabout -ancienne mosquée- érigée aux confins des siècles à l’embouchure de l’Oued, la réserve nationale et ses créatures ailées, dont l’ibis chauve est roi en ce royaume.

Ces quatre mondes, ce sont aussi des sonorités qui viennent se greffer pour toujours dans la mémoire. A l’école le son des joies d’enfants qui à l’heure de la récréation, quand le soleil est un peu redescendu, tournoie et résonne en rebondissant sur ces quatre murs badigeonnés de teintes pastelles. En peignant la surface rugueuse interne de cette enceinte, j’ai d’abord cru que le soleil me « brûlait la tête », percevant de façon distordue mais aussi très nette les voix des enfants pourtant loin de moi. Je n’avais pas saisi alors l’effet sonore produit par ces murs, qui font glisser le son le long de leur surface.

Cette étrange sensation à l’oreille a rappelé à mon bon souvenir une des activités favorites de mon enfance. Activité dont la simplicité m’apparaît aujourd’hui inversement proportionnelle à la dimension magique et digne d’un récit d’aventure que je lui prêtais alors, et qui consistait à nous prendre pour des espions, livrant au creux du plastique blanc des gobelets de cuisine reliés entre eux par une ficelle dont ma mère se servait pour ligoter la viande des gigots, les récits les plus secrets de nos toutes jeunes années.

Quand vient la reprise du cours, c’est alors l’accablant mutisme qui emplit la cour : l’espace ouvert au ciel semble comme chapeauté par le silence et la chaleur, qui écrasent encore plus cette surface faussement horizontale qui semble imiter la mer lorsqu’elle est calme, comme pour s’en rapprocher.

Situé à l’arrière des deux bâtiments abritant les salles de classes, seul un trio d’eucalyptus s’érige le long du mur.

Il faut se figurer le reste de l’espace de la cour comme une étendue de sable légèrement bombée, où nul arbre ne vient projeter son ombre bienfaitrice. Une cour immense pour cette école si petite. Comme un désert miniature où l’astre brûlant et le calme absolu ont parfois pu m’impressionner aux premières heures passées seule ici.
Le matin, bien avant que le soleil a passé le petit édifice des lavabos, à l’opposé des classes, les pies jacassent, perchées sur la dernière rangée de parpaings près des eucalyptus dont elles font danser les branches de leur sautillements énervés. Chez nous elle portent malheur, tandis qu’en Chine elles sont signe de chance et de fortune ; ici dans ce monde de symboles ont-elles seulement une signification particulière ? Plus à droite, se dessine dans le ciel la seule verticalité dans ce désert bossu. Un pylône électrique à la cime duquel une tourterelle turque semble prendre très au sérieux sa ronde quotidienne, tournant sur elle-même et dessinant des huit rapide de son cou, comme pour mieux exhiber son collier noir caractéristique.

Quand on quitte l’école, passant par la petite porte de ferraille rouillée qui en délimite l’entrée côté village, c’est dans une vaste zone sablonneuse que l’on se retrouve d’abord. Pas de chemin véritable de ce côté. La route se trouve sur l’autre flanc, le long du mur qui borde la cour par le nord. Ainsi de l’école, c’est toute la vue du village qui s’offre à nous. Ce retrait géographique m’étonne, l’école semble un monde à part, comme exilé du reste du douar.
Là aussi il y a comme une frontière interne. Une frontière épaisse de terre, qui sépare le village de l’école comme celle des dunes le détache du territoire de l’océan. Pour rejoindre la plage, il faut descendre en traversant le village, fouler le sable en grimpant sur la dune, puis redescendre à nouveau vers les vagues.

Depuis chez Margaux, la plage s’offre généreusement.

Le vacarme des vagues, berceuse assourdissante qui jamais ne cesse, accompagne les nuits. Finalement me dis-je, tous ces oiseaux qui peuplent les recoins de ce territoire, on ne les entend jamais ! Le matin, cependant, un petit piaf dont je n’ai pas réussi à identifier suffisamment le chant pour l’imiter et en demander le nom à Yassine, s’évertue à faire ses vocalises légères et joyeuses, perché là quelque part où mon regard ne peut l’observer. Comme il est frustrant de l’entendre sans le voir. Quel oiseau peut-il bien offrir ce chant aussi complexe ?

Passé les dunes, la plage, vaste étendue sauvage baignée d’une brume blanche et iodée s’ouvre de part et d’autre. Les embruns entêtants enveloppent tout. Ils dessinent des montagnes imaginaires au loin, redéfinissent les formes du paysage, les courbes et les volutes de la côte. Chaque jour, ils créent un nouveau panorama, s’amusant avec la marée à en modifier l’horizon.
Les grottes, elles, sont figées dans la roche que des hommes ont creusée. On les aperçoit au nord depuis la maison de Margaux. Chaque grotte est un monde en soit. Celui de celui qui l’a créée, celui qui s’y ressource ou celui qui l’habite. Les grottes sont en contrebas du village auquel elles tournent le dos. Elles s’appuient dans le creux de la dernière langue de terre avant la mer qu’elles surplombent, accueillantes et rassurantes.
Etre là c’est déjà comme être sous l’eau.
C’est se retrouver dans l’écho d’un antre enveloppant.

A mon retour, de nombreuses nuits, le sommeil ne venant pas j’ai poussé mes pensées loin d’ici, me faisant voyager dans la grotte de Brahim ou de son voisin. L’imagination la transforme chaque fois, mais toujours je m’y sens bien et finis par m’y endormir. La paillasse est fraîche, et l’air humide et chaud.
La résonnance de la cavité démultiplie le son des vagues qui s’y engouffre et qui inonde l’espace en creux.
Allongé, on y devine, à travers les embruns du ciel, les étoiles blanches. Je repense à la façade de l’association. Au pied du lit, derrière les lourdes couvertures colorées, quelques affaires de pêches, des filets, et des morceaux de plastiques trouvés dans le sable. Une petite théière rouge vif, ronde et fière, a été posée là sur le plateau martelé qui reflète la lueur de la lune, renvoyant quelques traits lumineux sur les fresques murales. On y voit Brahim, bras levé, harpon érigé comme un trident, portant masque et attirail de plongée sous un bateau à moteur, un zodiac noir et blanc dont le nom est inscrit à l’arrière.
Le dessin est signé Hassan. “Hassan le peintre”.
La peinture a quelque chose d’enfantin et en même temps de très appliqué, on y sent l’attention qui a été portée aux détails, pour qu’elle représente le plus justement possible la réalité.

Elle aussi me rassure.

Et quand le sommeil tarde tout de même à s’installer, il me suffit de laisser la voix de Kaoutar fredonner.

Les étoiles de la façade de l’asso A.C.S.R. MD.

L’angle de la cour, face à l’entrée du village. Et le mur avant qu’il ne soit peint. MD.

Le petit bâtiment colorés, seul point d’eau de l’école. MD.

Brahim me montre une photo de lui jeune, lors d’une chasse sous-marine. Aujourd’hui, la pêche n’est plus ce qu’elle était, la pollution et le réchauffement climatique rendent la vie des pêcheurs difficile.

Caroline Derveaux se tient ici à l’entrée de la grotte de Brahim, pêcheur de Sidi Rbat dont l’aide a été précieuse lors de la réalisation de la fresque. MD.

La plage s’étend vers le sud jusqu’à l’embouchure de l’oued. MD.

MD.

**

zrigh ajig ilan tojjot yirit olinou ortofigh

ar issadan olinou ar issadan tasano

a3la rbbi ayan tn iwalan fkassen aman ad soun

ad or irrif igllin ad or yassous iglin

arthnoum arthnoum

ibda rbbi tayri issker sibabi

ibdo kent atayri zound elkotobi

ahbib nyan ightid isak elmizan

igh guiss illa wanas isker wayada

hbib ino aboutwalin abo izola

ad our tament yanawn innan el3ib ino

han iska ran adagh sengaran awino

rwah an moun nmarri nzug h doniti

nloh elhem nfel tem3 i wiyadi

**

 _رأيت الوردة ذات الرائحة الجميلة لكنني لم أستطع قطفه

_يؤلم قلبي يؤلم كبدي

_أرجوك يا أيها الساقي إسقي الورد

_لكي لا يشعر بالعطش

_أشعر بالحنان على الورد المسكين

_أشعر بالحنان على الورد المسكين

_قسم الله الحب وخلق الأسباب

_وقسم الحب مثل الصفحات

الحبيب لو وزنته في الميزان

_لو فيه الغش إبحث عن حبيب آخر

_حبيبي صاحب العيون السوداء

_لا تثق بمن يخبرك بعيوب الحبيب

 _إنهم يريدون أن يفارقو بيننا يا حبيبي

_هيا بنا نذهب نجول العالم وننسى الهموم ونبتعد عن الأطماع يا حبيبي 

**

_J'ai vu la rose au doux parfum, mais je n'ai pas pu la cueillir

_ Mon cœur me fait mal, mon foie me fait mal

 _ S'il vous plaît, abreuvoir, arrosez les roses

 _ Pour ne pas avoir soif

 _ Je ressens de la tendresse pour la pauvre rose

 _ Je ressens de la tendresse pour la pauvre rose

 _ Dieu a divisé l'amour et créé les causes

 Et le serment d'amour est comme des pages

 Bien-aimé si pesé dans la balance

 _ S'il y a tricherie, cherche un autre amant

_  Ma chérie aux yeux noirs

 _ Ne fais pas confiance à ceux qui te racontent les défauts d'un amant

  "Ils veulent nous séparer, mon amour."

 _ Allons parcourir le monde et oublions les soucis et restons loin de la cupidité, mon amour

Ce jour-là il faisait trop froid pour que je cède la place que j’occupais sous le plaid rayé du canapé contre une virée à l’atelier.

Khadija m’écrivait.

Elle s’inquiétait de ma décision prise à mon retour de Sidi Rbat de me consacrer entièrement à la peinture.
” Comment allez-vous vivre, la vie est si difficile financièrement en France ?
Mais avez-vous quand même un métier ?”

Je savais le lien fort qui l’attachait à l’Art, et pressentais qu’exercer le métier d’artiste était d’une certaine abstraction pour elle, l’étant en toute honnêteté un peu pour moi également. Pouvais-je me permettre de lui livrer le luxe de mon choix ?
En fin de journée, je reçus ce message :

Moi aussi c’est devenu mon rêve d’apprendre l’Art et de respirer l’Art et les couleurs. Cela me rend vraiment heureuse, je n’aime pas faire des tâches ennuyeuses, je pense que faire de l’Art fait vivre un million d’années de plus dans cette vie étrange.”

J’enviais presque cette candide capacité de s’exprimer autant avec le cœur, avec cette facilité et ce naturel.
Ce message me troubla.

Alors que je lui demandais de me raconter l’histoire de l’ancienne mosquée, elle m’écrivit :
« Vous devez savoir que documenter cette histoire ancienne n’est pas facile et la région a des archéologues et des historiens, mais ils n’ont pas la faculté de documenter tous les événements historiques et de s’en assurer. Cependant, j’ai demandé à ma grand-mère. Elle m’a dit que cette mosquée où elle avait l’habitude d’aller quand elle était jeune est très ancienne. Il y a beaucoup de légendes à son sujet. Par exemple, quand les marchands sont venus, ils auraient dit que jamais auparavant ils n’avaient vu pareil endroit. Elle est érigée sur la mer, près de la rivière et de la forêt. C’est le paradis.
Avant, les marchands avaient la croyance que les prophètes se trouvaient ici, car cet endroit est très spécial ».

Elle marqua une pause et ajouta :
« Ma grand-mère a maintenant 95 ans. Tu peux imaginer que la mosquée existait des siècles avant elle ».

Au sujet de la chanson du groupe Toudert que Kaoutar avait chantée a capella sur la plage à mon amie Alice qui avait alors fondu en larmes, elle dit :

“Vous avez de la chance car tous les Berbères ne peuvent pas comprendre le sens de la chanson. C'est comme un poème. La poésie est toute en énigmes, mais c'est facile pour moi car je connais très bien les mots.
L'amazigh est très facile, il suffit d'en tomber amoureux, vous apprendrez vite”.


J’aimai cette affirmation toute en confiance, comme un signe que tout était possible à qui le veut. Elle me rappela tout de même combien le travail et la pugnacité sont nécessaires, et comme Khadija m’avait tout de suite marquée par son engagement, tout comme le fils de ce pêcheur qui m’avait fait lire des équations interminables dans son carnet aux pages humides. Ingénieur, il étudiait notamment les forces hydrauliques. Parcourir devant la mer ces feuillets à carreaux recouverts de signes s’apparentant pour moi à des hiéroglyphes m’avait fait divaguer. Lui pouvait comprendre physiquement, mathématiquement le mouvement des vagues et les marées qui s’écoulaient devant nous, tandis que Brahim en connaissait chaque variation sous l’angle du pêcheur fin connaisseur de la vie qui habitait la mer. Ce qui était certain, c’est que tous, nous y étions attachés par la poésie et un certain sentiment océanique.

Cette semaine d’ailleurs, en écoutant un podcast au sujet de la plongée en apnée, il m’est apparu une forme de rapprochement ou de compréhension avec l’apnéiste qui s’exprimait.
Il traduisait avec des mots simples le ressenti qui l’envahissait lors de la descente. Le parallèle évident avec ce que je ressens quand je peins était troublant.
Est-ce que je me sens bien sous l’eau comme je me sens bien quand je peins ? Que je sache, je ne peignais pas dans le ventre de ma mère !
Joann Mitchell disait dans un entretien que peindre était nécessaire, était une addiction. Souvent j’y pense, pourquoi ne puis-je pas faire autrement ? Et pourquoi cela est pourtant si difficile ?
Peindre m’échappe, et c’est souvent dans cette distorsion, cette décorporation que la peinture existe et qu’émerge l’œuvre.

à suivre….


Kawtar, lors de la fête de la fresque à l’école.
Crédits photo Pauline Rousseau (c) 2022.

Les hommes. MD.

crédits photos : Pauline Rousseau, photographe, 2022. Site web

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