Juin 2023, un mois en itinérance sur les mers indonésiennes jusqu’en Papouasie occidentale.
En duo avec l’artiste Solène Kerlo, nous avons mené des recherches sur la spatialisation des rites en territoire Toraja.
Ce voyage nous mènera finalement jusqu’en Papouasie, où le sacré prend tout son sens dans le paysage.

L’indonésie comporte plus de 17 000 îles.
Plus d'une vie serait nécessaire pour les découvrir une à une.

Ce premier voyage de recherches dans les paysages indonésiens, de Bali à la Papouasie occidentale, a constitué une plongée intense dans des paysages, des coutumes et des formes d’artisanats envoutantes.

Cette itinérance s’est faite dans la lenteur et l’observation, la frénésie de la découverte, mais aussi l’excitation de la rencontre avec ces territoires complexes et à la grande diversité culturelle.

Au Maroc, j’avais pu expérimenter la pratique collaborative à deux reprises à la fin de l’automne 2022 et au début de l’hiver suivant : une fresque dans l’école d’un village amazigh, et quelques mois plus tard, un travail à dix mains autour de la broderie contemporaine.


Il est passionnant d’être le témoin de ce que ces rencontres peuvent faire émerger et d’observer ce qui peut relier les êtres dans la fabrication ou la mise en œuvre des images et des archétypes symboliques. Je ne me doutais pas en partant pour l’Indonésie, de ce que j’allais y découvrir.

Du côté de Bali, ce sont les paysages des rizières, les bords des routes sous les lumières de la nuit et les ateliers d’artisans qui les bordent sur des kilomètres qui m’ont fascinée dès l’arrivée.

En partant plus à l’est, sur l’île de Lombok, j’ai alors découvert le travail des tisserandes.
Les corps menus, compressés entre une pièce de bois appuyant contre les vertèbres et le métier à tisser, dessinent avec une dextérité que seule celle des gestes immémoriaux et quotidiens permettent, les symboles de la vie des villages.
Les tissages racontent les cultures, les moissons et les lieux. Ils dessinent sur une surface plane, par les fils entremêlés, le cycle de la vie de ces communautés.

Les couleurs naturelles sont obtenues par les ocres, le riz, les tiges et les feuilles des plantes et autres pigments issus de la nature environnante.

En avançant encore plus à l’est, on débarque en Sulawesi, point d’orgue de ce voyage initiatique dont chaque jour apporte son lot grandissant de découvertes. Il nous faut sortir des sentiers battus pour creuser un peu plus loin à la recherche de pratiques ancestrales.

Nous quittons Makasar pour avancer vers la région des grottes de Leang-Leang qui offrent des peintures rupestres de plus de 44 000 ans.
Observer ces peintures sans âge, se retrouver nez à nez avec les traces laissées par ces petites mains en négatif sur les aspérités de la roche, tout là-haut dans la cavité, quelle magie.
Ces peintures rupestres sont des œuvres d'art préhistoriques fascinantes qui représentent l'une des premières expressions artistiques de l'humanité, offrant un aperçu précieux de la manière dont nos ancêtres ont documenté et communiqué leur monde, leur culture et leur spiritualité à travers des images.

Nous quittons ensuite le point d’entrée de l’île et faisons route vers les villages Torajas plus au nord.
Les Toraja sont un groupe ethnique indigène qui habite la région montagneuse du Sud de l'île de Sulawesi.
Connus pour leur culture riche et complexe qui inclut un culte profond envers les ancêtres, ils croient que les âmes des défunts continuent d'influencer la vie des vivants et organisent des cérémonies funéraires élaborées pour honorer leurs proches décédés. Toute l’organisation de la société Toraja découle de cette croyance.

Les maisons traditionnelles des Toraja, appelées "tongkonan", sont emblématiques de leur culture. Elles sont ornées de sculptures élaborées et de toits en forme de bateau, et présentent sur leur façade principale, les cornes des buffles égorgés lors des cérémonies.

Les funérailles toraja sont parmi les plus extravagantes au monde. Ces cérémonies peuvent durer plusieurs jours, impliquent des sacrifices d'animaux et la participation de centaines de personnes : l'occasion de renforcer les liens sociaux et de montrer le statut social de la famille du défunt.

La région des Toraja est célèbre pour ses rizières en terrasses, qui sont un exemple impressionnant de l'ingéniosité agricole. Ils cultivent principalement le riz et le café.
De nos marches le long de ces rizières je retiens les reflets en miroirs des montages dans ces vastes étendues humides qui abritent les âmes des ancêtres.

Les Toraja parlent une langue appelée le toraja, et leur religion traditionnelle est une forme d'animisme où les esprits et les ancêtres jouent un rôle central. Cependant, de nombreux Toraja se sont convertis au christianisme au fil des ans. Il en résulte une cohabitation étonnante entre symboles catholiques et toraja : au détour d’un village dont les maisons sont ornementées de motifs convoquant la fécondité ou les cycles agricoles, on se retrouve nez à nez avec des chapelles à la gloire de Jésus.

Les Toraja sont également connus pour leur artisanat, y compris la sculpture sur bois, les tissus traditionnels, et les objets rituels : ces éléments aux caractéristiques formelles fortes se retrouvent dans les archétypes architecturaux, sur les vêtements traditionnels ou en ornementations des cercueils.

Au sein de la famille de Yacob dans un village montagneux, nous nous mêlons aux fêtes funéraires de l’ethnie toraja… une plongée déroutante dans ce qui est de loin la plus complexe des organisations sociétales que j’ai pu approcher.
Les funérailles sont un événement public qui s'étire sur plusieurs jours.
Des processions, des chants et différents rituels complexes composent ces rites de fécondités et funéraires.
L'ensemble des rituels monumentaux et leur rapport à l'oralité est passionnant.

Le plus marquant, c'est lorsque les hommes, après les lamentations des femmes, se tiennent en ronde, par les petits doigts (comme dans les danses bretonnes), et entament ensemble un chant polyphonique d'une richesse et d'une vibration époustouflantes.

Comme un tambour incessant. Leurs voix rebondissent dans l'espace, et leurs corps s'accordent dans une danse, une transe ritualisée très rythmée : c'est le badong. Les sons sont juxtaposés, démembrés, découpés : à l’image de la viande de buffles, les chants ont la valeur d’offrande.

Par la suite, nous quittons les flancs des montagnes pour s’aventurer à la frontière est du pays, jusqu’en Papouasie Occidentale.

Là, les paysages semblent s’éveiller, peintures mouvantes.
Végétation monstrueuse, nuits étoilées, ciels d’orage.
Bandes jaune de Naples, lumineuses, cernées de noirs profonds, se noient dans les bleus et verts translucides.
Nuages tremblants dans les reflets du sillage de la pirogue, dansant comme le textile de ce maillot de foot qui protège à peine du soleil brûlant cet enfant. Il manie le moteur avec la même agilité que ce poupon qui nage alors même qu’il ne marche pas encore.

Horizons.
Îlots.
Fonds marins, vaguelettes, tempête.
Ponton nocturne sous la voie lactée, sous les lattes le plancton luminescent qui lui répond.

 

“Mais rien de cette nature n'est définitivement acquis.
Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs.
Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement est peut-être notre moteur le plus sûr“.

Nicolas Bouvier,
L'usage du monde